Extraits : Résidence sur la terre, Pablo Neruda
Madrigal écrit en hiver
Au fond profond de la mer profonde,
dans la longue nuit aux rais de lumière,
ainsi qu'un cheval au galop
silencieux ton nom de silence.
Place-moi sur ton dos, ay, accueille-moi,
apparais-moi dans ton miroir, soudain,
sur la feuille solitaire, nocturne,
surgie de l'ombre, dans ton dos.
Fleur de la douce et totale lumière,
offre-moi ta bouche de baisers,
violente de séparations,
ta bouche fine et décidée.
C'est vrai, de loin en loin,
d'oubli en oubli résident avec moi
les rails, le cri de la pluie :
ce que la sombre nuit protège.
Accueille-moi dans la trame du soir,
quand l'aube de la nuit apprête
son habit et que palpite dans le ciel
une étoile pleine de vent.
Que ton absence me saisisse jusqu'au fond,
lourdement, et qu'elle m'aveugle,
que ton existence me traverse, tout comme si
mon cœur en devenait néant
Le fantôme du navire marchand
Distance réfugiée sur des rouleaux d'écume,
sel de vagues rituelles et d'ordres définis,
et une odeur, une rumeur de vieux navire,
de bois pourris et de fers avariés,
la fatigue, l'aboi et les pleurs de machines
poussant la proue et frappant les côtés,
mâchant les lamentations, avalant et avalant des distances,
faisant un bruit d'aigres eaux sur les aigres eaux,
déplaçant le vieux bateau sur les vieilles eaux.
Entrepôts intérieurs, tunnels crépusculaires
que visite le jour intermittent des ports :
sacs, sacs accumulés par un dieu sombre
semblables à des animaux gris, ronds et sans yeux,
avec de douces oreilles grises,
et des ventres sensitifs de femmes enceintes,
pauvrement vêtues de gris, attendant
patiemment dans l'ombre d'un cinéma douloureux.
On entend soudain passer les eaux extérieures,
courant comme un cheval opaque,
avec un bruit de sabots de cheval dans l'eau,
rapides, se submergeant encore une fois dans les eaux.
Il ne reste plus alors que le temps dans les cabines :
le temps dans la pauvre salle à manger solitaire,
immobile et visible ainsi qu'un grand malheur.
Odeur de cuir, de toile profondément usés,
et d'oignons, et d'huile, et plus encore,
odeur de quelqu'un flottant dans les recoins du navire,
odeur de quelqu'un sans nom
qui descend comme une vague d'air les échelles,
et dont le corps absent traverse les couloirs,
épiant de ses yeux que préserve la mort.
Il épie avec ses yeux sans couleur, sans regard,
lentement, et il passe en tremblant, sans ombre ni présence :
les sons le froissent, les choses le traversent,
sa transparence fait briller les chaises sales.
Quel est ce fantôme sans corps de fantôme,
avec ses pas légers comme une farine nocturne
et sa voix que seules protègent les choses ?
Les meubles voyagent pleins de son être silencieux
comme de petits bateaux à l'intérieur du vieux bateau,
chargé de son être évanoui et diffus :
les armoires, les nappes vertes des tables,
la couleur des rideaux et du sol,
tout a subi le vide lent de ses mains,
les choses sont usées par sa respiration.
Il se faufile et glisse, descend, transparent,
air dans l'air froid qui court sur le navire,
il s'appuie de ses mains occultes aux bastingages
et regarde la mer amère qui fuit derrière le navire.
Et les eaux seulement repoussent son emprise,
sa couleur, son odeur de fantôme oublié,
et fraîches et profondes elles déploient leur danse
semblables à des vies de feu, semblables au sang ou au parfum,
elles surgissent neuves et fortes, s'unissent et se réunissent.
Les eaux sans s'épuiser, sans coutume ni temps,
vertes de quantité, efficaces et froides,
touchent le noir estomac du navire et lavent
sa matière, ses croûtes déchirées, ses rides de fer :
les eaux vivantes rongent la carcasse du navire,
déplaçant ses larges drapeaux d'écume
ses dents de sel volant en gouttes.
Le fantôme contemple la mer avec son visage sans yeux :
le cercle du jour, la toux du navire, un oiseau
dans l'équation ronde et solitaire de l'espace,
et il descend à nouveau dans la vie du bateau
tombant sur le temps mort et le bois,
glissant dans les noires cuisines et les cabines,
alenti d'air, d'atmosphère et d'espace désolé.
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