Note de lecture et extraits : Jude l'obscur, Thomas Hardy
Note de lecture
C'est le roman des rêves brisés et du fatalisme le plus noir. Jude aspirait à s'élever au-dessus de sa condition d'orphelin pauvre, par le savoir et la culture ; Sue, sa cousine, se rêvait en libre-penseuse ; Jude chérissait l'idée d'un bonheur avec Sue. Chaque espoir est ici couronné d'un désespoir, au terme d'un parcours de vie malheureux et marqué d'une scène d'horreur qui laisse à terre. Thomas Hardy laboure dans le même champ naturaliste qu'Emile Zola, en évoquant des forces contraires à l'homme, des forces invincibles. Les lois de la nature surpassant les forces de l'esprit ; les conventions sociales et religieuses étouffant les aspirations individuelles et autres désirs de liberté. Le roman est moderne dans sa critique du mariage et d'un ordre social sclérosant, mais sans illusion. Puissant narrativement, même si parfois dramatisé à l'excès.
Extrait 1
Jude sortit, conscient plus que jamais de l'inutilité de son existence ; il s'étendit sur un tas de litière près de l'étable à cochons. Le brouillard était alors devenu plus léger et laissait deviner le soleil. L'enfant tira son chapeau de paille sur son visage et rêvassa, en regardant par les interstices cette clarté blanchâtre. Il voyait que l'âge apporte des responsabilités. Les évènements ne s'enchaînaient pas comme il l'aurait pensé. La logique de la nature était trop horrible pour qu'il s'en souciât. L'idée que ce qui était compassion envers certaines créatures devenait cruauté envers d'autres détruisait tout sentiment d'harmonie. Il s'apercevait qu'en grandissant on se sentait au centre de la vie et non sur un point de la circonférence comme lorsqu'on est petit : cela lui donnait le frisson. Tout autour de lui, il semblait y avoir des choses brillantes, éclatantes, assourdissantes ; ces lueurs et ces bruits frappaient cette petite cellule qui sécrète la vie, la secouaient et la brûlaient.
Extrait 2
Le rire vient toujours d'un malentendu. Si l'on regarde comme on doit le faire, il n'y a rien de comique sous le soleil.
Extrait 3
Se trouvant le point de mire de tous ces gens curieux et railleurs, Jude n'était pas disposé à reculer devant une déclaration franche dont il n'avait aucune raison de rougir. Bientôt il se sentit poussé à dire d'une voix forte à la foule qui l'écoutait :
"C'est une question difficile, mes amis, pour tous les jeunes gens – question à laquelle je me suis attaqué, à laquelle des milliers d'autres réfléchissent actuellement, en ces temps nouveaux. Doit-on suivre aveuglément la voie dans laquelle on se trouve, sans considérer ses dons personnels, ou, au contraire, réfléchir aux aptitudes, aux goûts que l'on peut avoir, et changer la direction de sa vie ? C'est ce que j'ai tenté de faire et j'ai échoué. Mais cet échec ne prouve pas que j'ai eu tort, je ne saurais l'admettre. De même qu'un succès n'aurait pas prouvé que j'avais eu raison ; c'est ainsi pourtant que nous jugeons souvent de ces efforts, non d'après leur valeur essentielle, mais d'après leur résultat accidentel. Si j'avais fini par devenir un de ces messieurs en rouge et noir que nous voyons descendre là-bas, tout le monde aurait dit : "Voyez comme cet homme a sagement agi en suivant son penchant naturel !" Mais, n'ayant pas fini mieux que je n'ai commencé, on dit : "Voyez comme ce garçon a stupidement agi en suivant un caprice de son imagination."
"Pourtant, ce fut ma pauvreté et non ma volonté qui dut se résigner à la défaite. Il faut deux ou trois générations pour accomplir ce que j'ai essayé de faire en une seule ; mes impulsions, mes passions, mes vices – devrais-je peut-être les appeler – étaient trop forts pour ne pas entraver un homme sans ressource ; il m'aurait fallu un sang de poisson et un égoïsme de porc pour avoir vraiment chance de devenir un personnage important ! Vous pouvez me tourner en ridicule – j'y consens volontiers – j'y prête sans aucun doute. Mais je crois que si vous saviez par quoi j'ai passé ces quelques dernières années, vous me plaindriez plutôt. Et s'ils savaient, – il indiquait d'un geste de la tête le collège où arrivaient les hauts personnages – ils en feraient peut-être autant.
– Il a vraiment l'air malade et à bout de forces", dit une femme.
Le visage de Sue exprimait son émotion, mais elle était tout contre Jude et cachée par lui.
"Je me rendrai peut-être utile avant de mourir comme exemple effrayant de ce qu'il ne faut pas faire, sorte d'illustration d'une histoire édifiante", continua Jude, non sans une certain amertume, bien qu'il eût commencé avec sérénité. "Je ne suis après tout qu'une victime méprisable de cet esprit d'inquiétude morale et sociale qui fait tant de malheureux à notre époque.
– Ne leur dites pas cela", murmura Sue en larmes, comprenant l'état d'esprit de Jude. "Ce n'est pas ce que vous êtes ; vous avez lutté noblement pour vous instruire et seules les âmes les plus basses pourraient vous blâmer."
Jude changea l'enfant de position pour se reposer la bras et conclut :
"Et ce que vous voyez, un homme pauvre et malade, n'est pas ce qu'il y a de pire en moi. Je tâtonne dans le noir, j'agis suivant mon instinct, sans suivre de modèle. Quand je suis venu ici, il y a huit ou neuf ans, j'avais tout un stock d'opinions arrêtées, mais elles sont tombées une à une et plus je vais, moins j'ai d'assurance. Je me demande si j'ai maintenant d'autre règle de vie que de suivre les inclinations qui ne peuvent nuire ni à moi, ni aux autres, et de faire plaisir à ceux que j'aime. Voilà messieurs, vous vouliez savoir ce que je devenais, je vous l'ai dit. Puisse cela vous être utile ! Je ne puis m'expliquer plus longuement ici. Je vois bien qu'il y a quelque chose de faux dans nos formules sociales : pour le découvrir, il faudrait des hommes ou des femmes plus clairvoyants que moi – si même ils peuvent y arriver de notre temps – "Car, qui sait ce qui est bon pour l'homme sur terre ?" Et qui peut dire à un homme ce qui existera après lui sous le soleil ?
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