Note de lecture et extraits : Le Cinéphile, Percy Walker
Note de lecture
La Nouvelle-Orléans, années 1950. John Bickerson Bolling est un homme en apparence ordinaire qui mène une vie ordinaire, indifférent aux ambitions et idéaux qu'une partie de sa famille (aristocratique) aimerait lui voir poursuivre, sans pour autant les remettre en cause ouvertement. Il est extérieurement respectueux des conventions sociales, intérieurement d'une lucidité critique froidement ironique. John n'a pas d'opinion fixe, est officiellement d'accord avec tout le monde et semble tenir constamment à distance la vie qui se trame autour de lui, n'ayant de prise vivante et heureuse avec la vie qu'au cinéma. Philosophiquement, il se sent vaguement mu par une quête qui reste à déterminer, tout en semblant se satisfaire d'une forme de vacuité existentielle. Socialement, il erre entre bien-pensance normative et conscience cinglante de la vanité hypocrite des ambitions humaines. Affectivement, il flotte entre un attachement pour sa cousine, hautement dépressive, et des amours renouvelées pour ses secrétaires. C'est un homme des entre-deux, qui gère un malaise fondamental en étant spectateur de son existence.
Ce livre paru au début des années 1960 n'est pas des plus sympathiques ni des plus emballants au niveau romanesque, mais il marque par sa singularité, qui passe par la singularité du personnage principal, et par son intelligence. Sa captation acérée d'un état existentiel trouble et sa critique sociale (avec encore beaucoup de résonances contemporaines) nous conduisent de manière inconfortable mais toujours intéressante entre l'être et le néant.
Extraits
Le bonheur ne coûte pas cher
Au-dessus de l'entrée de notre cinéma de quartier, on peut lire en permanence : "Ici, le bonheur ne coûte pas cher." Et il est vrai que je suis heureux au cinéma, même si le film est mauvais. Beaucoup de gens, je l'ai lu quelque part, passent leur vie à chérir les moments inoubliables de leur passé : la découverte du Parthénon à l'aube, la rencontre, une nuit d'été dans Central Park, d'une belle fille solitaire avec laquelle on saura établir des rapports tendres et naturels, pour parler comme les livres. Moi aussi un soir j'ai rencontré une fille dans Central Park, mais je n'en conserve pas un très grand souvenir. Ce dont je me souviens par contre, c'est du moment où, dans La Chevauchée fantastique, John Wayne tue trois hommes avec sa carabine, tout en se jetant sur le sol dans la rue poussiéreuse, et de celui où, dans Le Troisième Homme, le petit chat découvre Orson Welles dans l'embrasure d'une porte.
Voici la mort
Depuis quelque temps déjà, j'ai l'impression que tout le monde est mort.
Surtout quand je parle aux gens. Au beau milieu d'une phrase, je pense : oui, sans l'ombre d'un doute, voici la mort. Il ne me reste plus qu'à murmurer une excuse et à m'esquiver au plus vite. En pareil cas il semble que les conversations soient menées par des automates qui n'ont pas le choix de leurs paroles. Je m'entends, ou quelqu'un d'autre, dire des choses comme : "À mon avis la Russie est une grande nation, mais..." ou "Oui, ce que vous dites concernant l'hypocrisie du Nord est incontestablement vrai, et pourtant...", et je pense : voici la mort. Depuis quelque temps, j'ai beaucoup de peine à poursuivre de telles conversations, car ma joue a tendance à tressaillir. Mercredi, quand je discutais avec Eddy Lovell, je me suis mis à cligner de l'œil.
Après le déjeuner de travail, je me trouve nez à nez avec Nell Lovell sur le perron de la bibliothèque où je vais parfois lire les magazines libéraux et conservateurs. Lorsque je ne me sens pas très bien, j'aime lire les revues engagées à la bibliothèque. Bien que j'ignore si je suis moi-même libéral ou conservateur, je suis stimulé par la haine qu'ils se témoignent les uns les autres. En fait, cette haine me paraît être l'un des rares signes de vie encore discernables dans le monde – voilà autre chose, sur notre terre, qui est sens dessus dessous : tous les gens aimables me semblent morts ; seuls les gens pleins de haine me paraissent vivants.
Affalé à l'une des grandes tables, je me plonge dans la lecture d'un hebdomadaire libéral, n'en perdant aucune miette et acquiesçant d'un signe de tête chaque fois que le journaliste marque un point. Entièrement raison, mon vieux, me dis-je, me balançant sur ma chaise avec approbation, vas-y, éreinte-les. Quand j'ai terminé, je vais chercher un mensuel conservateur, je choisis un siège frais et en avant pour la contre-attaque – oh oh, me dis-je en m'accrochant au bras du fauteuil, ça c'est un sacré coup : en plein dans le pif ! et je sors en courant vers la lumière du jour, mon cou hérissé de satisfaction.
Nell Lovell, comme je l'ai dit, m'a aperçu et s'avance vers moi en brandissant un livre. Elle vient de finir un roman célèbre qui, à ce que je comprends, présente une vision assez sombre et pessimiste des choses. Elle est furieuse.
"Je ne vois pas du tout en quoi ma vie est déprimante ! s'écrie-t-elle. Maintenant que Mark et Lance sont grands et volent de leurs propres ailes, voici les plus belles années de mon existence. Le matin je suis des cours de philosophie et le soir je travaille au Petit Théâtre. Eddie et moi, nous avons réexaminé nos "valeurs" et nous les avons trouvées drôlement stables. À notre grande surprise, nous avons découvert que nous avons, tous les deux, le même but dans la vie. Sais-tu ce que c'est ?
– Non.
– Apporter notre contribution, même modeste, et laisser le monde un tout petit peu meilleur.
– C'est très bien", lui-dis-je, quelque peu gêné, en me déplaçant continuellement sur les marches du perron.
Je ne peux parler à Nell que si je détourne la tête – la regarder dans les yeux est embarrassant.
"Nous avons donné le poste de télé aux enfants et hier soir nous avons mis de la musique, nous nous sommes assis près du feu et nous avons lu Le Prophète à haute voix. Je ne trouve pas que la vie soit déprimante ! s'écrie-t-elle. Moi, les livres, les gens et les choses me fascineront éternellement. Tu n'es pas d'accord ?
– Oui."
Mes intestins sont pris d'un grondement annonciateur d'une formidable défécation. Nell continue à parler et je ne peux qu'aller et venir sur les marches, en prenant garde de ne pas lâcher un pet et en l'observant de façon relativement générale : une femme de quarante ans avec un visage franc d'Américaine et quarante autres années devant elle ; et avide, avant tout, avec cette avidité déçue qui s'empare tôt ou tard des Américaines qui sont passées par l'université. Je les vois d'ici, elle et ce bon vieux Eddie, en train de réexaminer leurs "valeurs". Oui, exact. Valeurs. Très bien. Et puis je ne peux m'empêcher de m'interroger : Pourquoi parle-t-elle comme si elle était morte ? Encore quarante années à vivre et morte, morte, morte.
"Comment va Kate ?", demande Nell.
Je sursaute et je m'efforce de réfléchir, en essayant d'échapper à la mort. "À vrai dire, je n'en sais rien.
– Je lui suis tellement attachée ! Quelle personne extraordinaire !
– Je le suis moi aussi. Elle est effectivement extraordinaire.
– Viens nous voir, Binx.
– Sans faute."
Nous nous séparons, rieurs et morts.
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