Note de lecture et extraits : Pastorale américaine, Philip Roth
Note de lecture
Athlète admiré, citoyen modèle, bon fils, bon mari et bon père de famille, entrepreneur consciencieux et efficace, Seymour Levov, dit "Le Suédois", est un homme raisonnable, modéré, qui semble avoir tout bien fait dans sa vie et réussi en tout. Un héraut du rêve américain. Une incarnation de l'american way of life, que sa fille va dynamiter, sans qu'il comprenne pourquoi. Philip Roth, via son double, le narrateur écrivain Zuckerman, imagine les remémorations et les questionnements de cet homme brisé. Roman douloureux et amer, tout en flux de conscience savamment et brillamment transcrits, même si certains passages "digressifs" sont parfois fastidieux (sur le métier de gantier, sur les concours de beauté), cette Pastorale américaine est le tombeau d'une relation père-fille et le récit cinglant de la démolition d'un idéal moral et social.
Extraits
Grandeur et décadence
Trois générations. Toutes en ascension sociale. Le travail, l’épargne, la réussite. Trois générations en extase devant l’Amérique. Trois générations pour se fondre dans un peuple. Et maintenant, avec la quatrième, anéantissement des espoirs. Vandalisation totale de leur monde.
Le bruit et la fureur
Voilà sa fille qui l’exile de sa pastorale américaine tant désirée pour le précipiter dans un univers hostile qui en est le parfait contraire, dans la fureur, la violence, le désespoir d’un chaos infernal qui n’appartient qu’à l’Amérique.
L'ordre et le désordre
Et Merry est celle qui s'est chargée de lui dessiller les yeux. La fille a ouvert les yeux de son père. Et peut-être était-ce ce qu'elle avait toujours voulu faire. Pour lui, la vie se définissait principalement par l'ordre, et une infime quantité de désordre. C'était tout le contraire. Il avait élaboré une chimère et Merry s'était chargé de la dissiper. Ce n'était pas une guerre spécifique qu'elle avait en tête, mais c'était pourtant une guerre qu'elle avait introduite en Amérique et dans son propre foyer.
Se tromper sur les autres
On lutte contre sa propre superficialité, son manque de profondeur, pour essayer d'arriver devant autrui sans attente irréaliste, sans cargaison de préjugés, d'espoirs, d'arrogance ; on ne veut pas faire le tank, on laisse son canon, ses mitrailleuses et son blindage ; on arrive devant autrui sans le menacer, on marche pieds nus sur ses dix orteils au lieu d'écraser la pelouse sous ses chenilles ; on arrive l'esprit ouvert, pour l'aborder d'égal à égal , d'homme à homme, comme on le disait jadis. Et, avec tout ça, on se trompe à tous les coups. Comme si on n'avait pas plus de cervelle qu'un tank. On se trompe avant même de rencontrer les gens, quand on imagine la rencontre avec eux ; on se trompe quand on est avec eux ; et puis quand on rentre chez soi, et qu'on raconte la rencontre à quelqu'un, on se trompe de nouveau. Or, comme la réciproque est généralement vraie, personne n'y voit que du feu, ce n'est qu'illusion, malentendu qui confine à la farce. Pourtant, comment s'y prendre sans cette affaire si importante – les autres – qui se vide de toute la signification que nous lui supposons et sombre dans le ridicule, tant nous sommes mal équipés pour nous représenter le fonctionnement intérieur d'autrui et ses mobiles cachés ? Est-ce qu'il faut pour autant que chacun s'en aille de son côté, s'enferme dans sa tour d'ivoire, isolée de tout bruit, comme les écrivains solitaires, et fasse naître les gens à partir des mots pour postuler ensuite que ces êtres de mots sont plus vrais que les vrais, que nous massacrons tous les jours par notre ignorance ? Le fait est que comprendre les autres n’est pas la règle dans la vie, c’est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. C’est même comme ça qu’on sait qu’on est vivant : on se trompe. Peut-être que le mieux serait de renoncer à avoir tort ou raison sur autrui, et continuer rien que pour la balade. Mais si vous y arrivez, vous… alors vous avez de la chance.
Arnaque géante ?
Est-ce que tout le monde était affligé d'un cerveau aussi peu fiable que lui ? Ou bien est-ce qu'il était le seul à ne pas voir ce que les autres mijotaient ? Est-ce que tout le monde avait les mêmes hauts et les mêmes bas, cent fois par jour, et passait de l'intelligence à l'intelligence relative, puis à la stupidité moyenne, pour sombrer dans la stupidité la plus crasse ? Est-ce qu'il était affligé d'ineptie, lui, simplet fils de simplet, ou bien est-ce que la vie n'était qu'une arnaque géante – et tout le monde au courant sauf lui ?
Solitude
Oui, nous sommes seuls, profondément seuls, jamais au bout de nos strates de solitude. Et nous n'y pouvons rien. Non, la solitude ne devrait pas nous surprendre, pour stupéfiante qu'elle soit à vivre.
La plus terrible leçon de la vie
Il avait appris la plus terrible leçon de la vie, à savoir qu’elle n’a pas de sens. Et lorsque cela arrive, le bonheur n’est plus jamais spontané. Il devient artificiel et, même tel quel, s’achète au prix d’une aliénation opiniâtre de soi et de sa propre histoire.
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