Petite Prose
Je me souviens de vous, Madame. Je me souviens de vous, dont je ne sais rien. Je me souviens simplement du moment que nous avons passé ensemble dans ce marché couvert de Tétouan, au Maroc. Une poignée de secondes pour un portrait fugitif. Je ne vous avais pas vu m'approcher, concentré que j'étais sur mes photos, dans une certaine cohue. C'est un grand gaillard qui est venu mettre sa main sur mon épaule et me dire, en vous désignant, pas loin : "Elle voudrait une photo." Je vous ai vue, alors, toute petite mais avec un sourire immense, l'œil qui pétillait et comme une joie en attente, la joie d'un enfant qui attend quelque chose d'excitant. Passé la surprise du contact, j'ai d'abord cru que vous vouliez recevoir une photo que je venais de prendre, une photo d'étal ou de boutique qui peut-être vous appartenait. J'ai dû bredouiller "Quelle photo ?" ou "Une photo de quoi ?". Le gaillard a souri. "D'elle. Elle veut juste que vous la preniez en photo." Mon sens pratique du devoir a pris le dessus. "Ah, d'accord, mais où ?" "Peu importe, où vous voulez, où vous pouvez." Le gaillard est reparti à ses affaires. Je me suis dirigé vers vous, un peu gêné ; je vous ai dit bonjour, je vous ai dit que je n'étais pas photographe professionnel ; vous n'avez pas vraiment répondu, ou plutôt si, vous avez répondu en clignant des yeux tout en continuant à sourire largement. Après un petit temps suspendu, j'ai fait un signe de la main vers un coin plus dégagé, près d'une porte verte et d'un mur blanc. Dos à ce mur, vous avez tourné votre visage vers moi, avec une spontanéité douce et radieuse. J'ai allumé mon appareil numérique, me suis assuré du cadre et de la netteté, ai appuyé sur le déclencheur. Je commençais à regarder le résultat sur mon écran quand je vous ai vu partir, repartir faire vos courses, probablement, d'un pas rapide, comme s'il ne s'était rien passé. Une petite silhouette qui s'en va dans la foule, sans se retourner. Je suis resté interdit, l'appareil encore levé. J'ai recroisé du regard le gaillard qui tenait un stand à une dizaine de mètres et j'ai dû dire dans ma barbe, sans qu'il puisse entendre : "Mais sa photo ? Comment je vais lui donner ?" Je l'ai vu sourire et se remettre à servir des clients. Je suis resté planté au milieu de l'agitation et j'ai mis du temps avant de comprendre que la photo en elle-même n'avait guère d'importance pour vous, même si elle en a beaucoup pour moi aujourd'hui. Merci de m'avoir demandé de vous regarder.
Texte et photo : Frédéric Viaux
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