Feuilleton littéraire
(Pour le contexte historique et en guise d'introduction, voir la page À propos de ce blog)
Je me souviens de l'histoire d'un Français, que l'on se racontait en riant dans ma famille, de génération en génération. Il s'appelait Antoine de Tounens. On disait de lui qu'il s'était auto-proclamé roi de Patagonie après avoir lu quelques atlas, chez lui, en France, puis qu'il était allé sur place pour imposer son royaume. On disait de lui qu'il avait bien sûr essuyé revers sur revers, mais qu'il n'avait jamais abdiqué, effectuant plusieurs voyages là-bas pour tenter d'asseoir une légitimité à laquelle il croyait. Seul. Envers et contre tout. Le pauvre fou. Quand mon père racontait cette histoire, de temps en temps, le soir, nous étions tout ouïe, mes frères, mes sœurs et moi. Mon père narrait des épisodes extraordinaires, donnait chaque fois des détails nouveaux, au point que je n'ai jamais su si Antoine de Tounens avait réellement existé. J'aimais me moquer de ce personnage, tout en étant fasciné par ses aventures. Je me souviens aussi avoir ressenti, à plusieurs reprises, un petit pincement au cœur, un je ne sais quoi que je qualifierais aujourd'hui d'empathie et qui vient, à l'heure où j'écris ces lignes, me faire respirer un parfum d'enfance et de mélancolie.
Je m'appelle Friedrich Karl von Hessen-Kassel, je suis prince d'une région allemande et j'ai été roi de Finlande pendant deux mois et cinq jours, en 1918. Enfin presque roi. Car je n'ai jamais foulé le sol finlandais ni rencontré mes sujets. J'ai été une idée de roi, jamais concrétisée. Je ne rentrerai pas dans les subtilités de stratégie qui ont concouru à ma nomination, mais disons que j'ai accepté d'être un pion placé par le Reich sur l'échiquier politique européen, à un moment où la partie semblait déjà perdue... J'ai d'abord pris cette nomination avec philosophie, avec distance, en laissant en suspens ma venue en Finlande, mais aussi avec un certain amusement, me souvenant d'Antoine de Tounens qui avait tant voulu être roi d'une contrée qui n'était pas la sienne, alors que personnellement je n'avais rien ambitionné de la sorte. Et voilà que son rêve m'était servi sur un plateau...
Comme prévu, l'officialisation de la défaite allemande n'a pas tardé, le 11 novembre 1918. C'est ce jour que mes sentiments, jadis si clairs, si faciles à dompter, ont commencé à me jeter dans une certaine confusion. Ce jour-là, donc, je n'ai pas pensé d'emblée à l'Allemagne mais à la Finlande. En fait, non, j'ai pensé à moi. Et à mon titre de roi qui allait certainement s'envoler. À cet au-delà de moi que je n'aurais fait qu'apercevoir. Bizarrement, j'ai commencé à éprouver un attachement pour ce titre royal alors même que j'étais en train de le perdre. J'ai commencé à me sentir roi ce jour-là. Je suis devenu roi ce jour-là.
Texte : Frédéric Viaux
Photo : domaine publique
Comentários