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Photo du rédacteurLe roi de Finlande

Moi, Friedrich Karl, roi de Finlande (épisode 9)

Feuilleton littéraire



Je me suis extrait en douceur et en lenteur de la boue blanche du lac, avec l'impression de sortir d'un nuage, impression toute relative, évidemment. Je me suis alors demandé si les oiseaux parfois volaient au creux des nuages, si leur vol y était plus doux, si c'était un moyen agréable pour certains de s'isoler quelques instants de leurs semblables… J'ai laissé filer ma rêverie en observant la boue blanche qui ruisselait de mon corps et qui formait à mes pieds, sur la berge, une flaque épaisse. Et puis je me suis approché du fauteuil. Le velours bleu était brillant, le bois finement sculpté d'ornements floraux, dont certains me faisaient penser à des couronnes. Je me suis assis. J'ai pris possession de mon trône avec une satisfaction moelleuse, moi, Friedrich Karl, roi de Finlande, couvert de boue et de gloire.

Je me sentais enfin à ma place, serein et puissant. Et quand bien même l'ivresse liée à mon bain divin commençait à s'estomper, quand bien même la voie de mon intronisation était pour le moins originale, je conservais une confiance joyeuse à l'idée d'asseoir mon royaume. Je n'ai pas été surpris quand j'ai vu apparaître sur l'autre rive du lac, sorties de la forêt, deux personnes, un homme et une femme. Lui, petit. Elle, immense. Tous deux, les cheveux blonds-blancs. J'ai pensé que c'était la première visite de mes sujets finlandais. Je me suis trompé. Tout au long de leur marche sur une partie du pourtour du lac, l'homme et la femme n'ont jamais tourné la tête dans ma direction, ne se sont préoccupés que d'eux-mêmes et ont fini par disparaître sur un sentier forestier diamétralement opposé à moi, le vent m'apportant juste quelques bribes de leur conversation. Où j'ai reconnu la langue danoise.

Voilà qui a remis de la confusion dans mon esprit. S'y sont emmêlées des interrogations sur les protocoles royaux, une nouvelle réflexion sur l'invisibilité et deux ou trois pensées flottantes sur le rythme et la sonorité de la langue danoise. J'ai été davantage surpris quand j'ai vu le couple réapparaître au même endroit sur la rive, effectuer le même trajet à pied, une nouvelle fois sans me considérer, et quitter mon champ de vision au niveau du même sentier forestier. Seul changement notoire : leur conversation semblait plus animée, plus tourmentée. J'ai été encore plus surpris quand le couple est apparu une troisième fois au même endroit, à peine quelques secondes après leur deuxième disparition, défiant toute probabilité en termes de déplacement, même dans l'hypothèse où l'homme et la femme auraient couru pour rejoindre leur point d'apparition. Ni l'un ni l'autre n'était essoufflé. En revanche, le ton était monté entre eux ; les échanges, au fil de leur marche, paraissaient de plus en plus vifs. Le couple a disparu une troisième fois. Et je me suis attendu à une quatrième apparition dans la foulée. Mais les minutes se sont égrenées sans qu'il se passe quoi que ce soit. Je suis resté immobile, en suspens, entre fascination et perplexité.

photo d'une horloge rose sans aiguilles

La quatrième apparition a eu lieu après un temps qui m'a semblé une éternité. L'homme était seul. Il a arpenté comme n'importe quel promeneur le bord du lac, jusqu'au sentier forestier où il a disparu. Sa sortie a coïncidé avec l'arrivée à mes côtés du chasseur. "Alors ?", m'a-t-il demandé. "Je suis sûr que le Danois a tué sa femme", ai-je répondu. Le chasseur a émis un vague grognement puis m'a regardé des pieds à la tête, sans rien dire. Avec un certain inconfort, j'ai repris conscience du fait que j'étais assis nu et boueux sur un fauteuil bleu. Et surtout j'ai découvert que je ne pouvais plus bouger. La boue blanche avait séché sur moi, durci incroyablement et formé une coque moulée qui me maintenait pétrifié.

- À force d'attendre, on se fige. L'horloge perd-elle ses aiguilles dès lors qu'un événement se produit ? Êtes-vous une horloge sans aiguilles ?

Sur ces mots, le chasseur s'en est allé vers le sentier forestier qui gardait le mystère des Danois, et s'y est engouffré, me laissant une fois de plus seul et déboussolé. La gêne de ma situation l'a toutefois emporté sur l'intérêt d'un nouveau questionnement philosophique. J'aurais donné mon royaume pour un marteau, ou plutôt pour que quelqu'un martèle cette coque et me libère. Je ne pouvais manifestement pas compter sur le chasseur. Faute d'idée, je me suis mis à siffler, aussi fort que possible, pour attirer l'attention d'un éventuel passant. Et la réponse est venue du lac. De sa boue apparemment dormante est sortie une femme à la stature impressionnante. Une tête ronde, des épaules larges, une poitrine opulente et ferme, une taille assez fine en comparaison des hanches, et des cuisses faites pour chevaucher. Une femme plantée dans la boue à quelques mètres de moi. Le regard sur moi. Plein de mélancolie. J'ai senti qu'elle allait parler ; elle s'est mise à chanter. Une mélodie sans paroles, lente et triste, qui ondoyait dans le silence, emplissait l'air et semblait pénétrer toute chose vivante… Pénétrer jusqu'à inscrire en moi des paroles, des paroles jamais prononcées mais qui ont comme infusé. "Tu m'emmènes en balade / sous les érables-sycomores / les arbres sombres qui soufflent / dans les arbres sombres qui soufflent / et je te verrai / et tu me verras / et je te verrai dans les branches sombres qui soufflent / dans la brise / je te verrai dans les arbres / sous les érables-sycomores / et je te verrai / et tu me verras…"

Est-ce que ce sont les vibrations de cette voix féminine, est-ce que ce sont mes frissons à l'écoute de cette chanson, toujours est-il que ma coque de boue a commencé à se fissurer, à se disloquer, pour finalement se rompre. J'ai pu me lever. Nous nous sommes regardés, elle et moi. Elle s'est mise à marcher à reculons, vers les profondeurs du lac, tout en gardant ses yeux sur moi. Elle a reculé jusqu'à s'immerger complètement, laissant au-dessus d'elle quelques ondes blanches...

Blanc linceul, froide tombe. Lac d'amour et lac de mort. Je suis resté un moment dans une contemplation sidérée. Au cours de mon aventure lacustre, j'étais passé par toutes les sensations et toutes les émotions. Maintenant, l'horloge devaient retrouver ses aiguilles et les faire tourner. J'avais fait mon temps ici ; il fallait que j'avance. Des vêtements propres étaient posés sur le dossier de mon trône. Je les ai enfilés et me suis orienté naturellement vers le sentier forestier où tout le monde finissait par disparaître.


Texte : Frédéric Viaux


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