Feuilleton littéraire
Le chasseur que j'avais rencontré en forêt est entré dans la serre et est venu directement à moi, sans même me chercher du regard dans la pénombre. Il s'est assis sur un tabouret près du monceau de terre d'où dépassait ma tête. Sans me prêter la moindre attention, il a retiré d'une poche de sa grosse veste en velours côtelé un petit étui à tabac ; d'une autre poche, il a sorti une pipe et, lentement, consciencieusement, s'est préparé à fumer. Il a fumé sa pipe, le regard dans le vague, orienté vers les plantes. Son désintérêt pour moi était à ce point parfait que je me suis demandé si je n'étais pas devenu invisible. Ou peut-être étais-je mort ; fantôme parmi les vivants. J'ai fermé les yeux pour tâcher d'analyser ma situation et y voir plus clair. Après quelques minutes, mes narines ont réagi à une odeur de tabac plus forte ; j'ai ouvert les yeux et vu que le chasseur tenait sa pipe tout près de mon visage, dans un geste d'invitation. Il me regardait.
- C'est la dernière bouffée, m'a-t-il dit de sa voix toujours caverneuse.
Mécaniquement et docilement, j'ai entrouvert la bouche et pris cette dernière bouffée en me disant que je n'étais plus à une bizarrerie près. Une agréable onde de chaleur a parcouru mon corps enterré pour aller jusqu'à mes pieds qui se sont remis à chauffer comme le jour où j'avais enfourché ma bicyclette rouge. Le chasseur a retiré la pipe de ma bouche, l'a nettoyée tout aussi consciencieusement qu'il l'avait préparée, et l'a rangée dans sa veste.
- Avez-vous ramené ma bicyclette ? ai-je demandé.
- Chaque chose en son temps. Il faudra d'abord s'assurer que vous voulez bien d'elle et qu'elle veut bien de vous. Définitivement.
J'ai attendu la suite de sa tirade pour espérer comprendre quelque chose, mais il a préféré changer de sujet, considérant ma situation actuelle d'un œil expert :
- Il y a mieux qu'un vieux terreau de jardinage pour s'ensevelir.
Je n'avais pas forcément d'avis sur la question, ayant peu de comparaisons en la matière. Ce terreau me paraissait très confortable.
- Il y a la boue blanche, a-t-il poursuivi. Mais chaque chose en son temps.
Il me semblait que j'avais tout le temps devant moi. J'ai donc reçu l'information sans impatience particulière.
- Voulez-vous toujours aller en Finlande ?
J'ai opiné de la tête avec conviction.
- Il faudra emprunter quelques chemins de traverse. Mais je ne suis pas sûr que votre cœur soit encore prêt au voyage. Prêt à chasser le passé, prêt à chasser l'avenir. Je vous ai déjà dit que le cœur était un chasseur solitaire, non ?
L'expression a eu en moi le même effet qu'une réplique de tremblement de terre. Bien calé dans mon terreau, je l'ai cependant affrontée avec une certaine stabilité.
Le chasseur a quitté son tabouret, s'est agenouillé face à moi pour avoir sa tête au même niveau que la mienne. Dans l'obscurité, l'un de ses yeux m'est apparu d'une couleur d'or et j'y ai vu mon reflet, ou plutôt le reflet de ma tête plantée dans une matière noire, une tête sans corps, comme émergeant de la nuit, ou bien une tête perdue dans les espaces noirs de l'univers.
- Est-ce que le silence éternel des espaces infinis vous effraie ? m'a-t-il demandé, sans que je comprenne s'il y avait un lien avec ma réflexion du moment.
- À vrai dire, beaucoup moins que les rennes rassemblés en troupeau.
Pour la première fois, le chasseur a eu l'air un peu surpris, a réfléchi un moment en me regardant fixement, avant de reprendre le fil de sa pensée de manière solennelle :
- Il faut se préparer à une aventure solitaire, mais je serai là pour vous guider. Il y aura trois étapes de validation avant le départ : pénétrer dans la boue blanche, passer voir le Danois ou plutôt le voir passer, et enfin consulter le docteur Augustus.
Sur ces paroles qui semblaient clore son exposé et n'appeler aucune remarque ou question, il s'est redressé pour s'assoir sur le tabouret. Il a ressorti son tabac et sa pipe, s'est lancé dans une nouvelle préparation, a allumé l'objet de son attention et me l'a tendu avant même de commencer à en profiter.
- C'est la première bouffée.
J'ai entrouvert la bouche, pris cette première bouffée et me suis senti partir.
Texte : Frédéric Viaux
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