Feuilleton littéraire
- Quel chien ? ai-je gribouillé sur une feuille de papier, de plus en plus décontenancé.
- Le chien abandonné que ma femme a recueilli. Vous ne vous souvenez vraiment de rien ?
Je lui ai demandé par écrit de raconter à nouveau son histoire.
- Vous êtes sûr ? Bon. Si vous voulez. Un matin, derrière la remise, ma femme Gertrud a vu un chien qui fouillait dans notre tas de détritus, un chien d'une maigreur incroyable. Elle en a eu pitié. Elle a voulu lui donner quelque chose de plus consistant à manger, mais il s'est sauvé. Le lendemain, il est revenu ; Gertrud a pu lui jeter un os du repas de la veille ; il l'a pris et s'est encore sauvé. La même histoire s'est répétée plusieurs jours et au bout d'une semaine, le chien s'est laissé approcher, nourrir ; la confiance s'est installée avec ma femme. Un jour, je suis revenu à la maison en cours de matinée, pour chercher une bricole, et j'ai trouvé Gertrud et son nouveau protégé dans la cuisine. J'ai donc vu le chien pour la première fois : un croisé, pas beau, noir avec des tâches blanches. Dès qu'il m'a aperçu, il est devenu fou de peur ; il s'est pissé dessus et a cherché à quitter la pièce en geignant et en grattant partout. Ma femme a dû lui ouvrir la porte pour limiter les dégâts. On n'a pas compris. Le chien n'a remontré le bout de son nez que quelques jours plus tard. Il y a un mois, mon plus grand fils a ramené à la maison des outils que je lui avais prêtés pour sa ferme. Il a toujours l'habitude d'entrer par la cuisine ; dès qu'il a ouvert la porte, le chien, qui était allongé près de Gertrud, s'est dressé d'un bond, comme pétrifié, et s'est encore pissé dessus avant de filer comme une flèche entre les jambes de mon fils pour quitter la maison. On a compris alors que des hommes n'avaient pas dû être tendres avec lui par le passé... Ensuite, de nouveau, le chien ne s'est plus montré pendant quelque temps. Mais il est revenu. Et chaque fois, quand ma femme était seule. Et chaque fois, il a amené dans sa gueule des détritus qui venaient d'on ne sait où. Pas de chez nous en tout cas. Il les a déposés aux pieds de Gertrud comme un cadeau. La dernière fois qu'on a causé ensemble, vous et moi, je vous racontais que la veille, on avait même trouvé des détritus dans notre chambre. Le chien avait dû passer par la fenêtre à un moment où la chambre était aérée, puis repartir par le même chemin. Et le bougre n'a pas laissé les détritus n'importe où ; il les a laissés sur notre lit, du côté où ma femme dort. Là où il y a son odeur...
- Vous pleurez ? Voilà que ça recommence. Vos yeux pleurent et votre visage est tout figé. Je vais aller chercher votre valet.
Je me suis enfui et l'ai entendu m'appeler pendant que je me dirigeais vers la grande serre. Là encore, il y avait quelque chose que je ne m'expliquais pas. Comme une digue qui lâche. Comme une vague d'émotion qui submerge. De la grande serre, bien entretenue, je suis passé à la petite serre, abandonnée à une végétation délirante. Quelques vitres étaient cassées ; plus personne ne s'y rendait vraiment, sauf pour y entreposer des choses sans intérêt. Je suis allé tout au fond, dans le coin le plus obscur où il y avait un grand monceau de terre entre une multitude de plantes folles. J'ai eu envie de me cacher là. J'ai eu envie de creuser un trou dans le monceau de terre pour m'y ensevelir. Et j'ai creusé à mains nues, adorant la sensation de la terre fine sur ma peau. Après m'être blotti dans le trou, j'ai recouvert mon corps de terre, ne laissant dépasser que ma tête, cachée par les plantes environnantes. J'avais l'impression d'être dans une forêt et de prendre racine. Quand les gens du château, lancés à ma recherche, sont entrés dans la petite serre, personne ne m'a vu. Mes larmes taries, je me suis abandonné à une certaine torpeur. La journée est passée je ne sais trop comment. Et la nuit est venue. À travers les vitres cassées est tombée une brume légèrement phosphorescente qui a nimbé la serre d'une grande douceur. J'ai ensuite vu passer une ombre dehors, puis une silhouette étrangement familière est apparue derrière une fenêtre, celle d'un homme au visage rond, avec un fusil en bandoulière.
Texte : Frédéric Viaux
Photos : pxhere.com (chien) / Alexandre Katuszinski Instagram @alexandre.katuszinski (serre)
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