Feuilleton littéraire
J'étais en train de mettre dans la poche intérieure de ma veste l'enveloppe cachetée – mon passeport royal – quand le chasseur est apparu au coin de la maison, poussant d'une main ma bicyclette rouge, de l'autre une bicyclette bleue. Il se dirigeait tranquillement vers moi, le perroquet du docteur Augustus perché sur son épaule gauche.
C'est le perroquet qui a pris la parole en premier :
- Hola. Me llamo Íñigo Montoya. Eres el rey de Finlandia. Prepárate a viajar.
Et le chasseur de poursuivre, avec son laconisme habituel :
- La bicyclette rouge vous attend pour partir en Finlande ; la bicyclette bleue pour retourner d'où vous venez. Tout est possible.
Je lui ai indiqué immédiatement de la main la bicyclette rouge, qu'il a avancée vers moi et que j'ai saisie par le guidon. Il a ensuite déposé le perroquet sur une branche d'arbuste, s'est attardé à lui gratter doucement le cou et lui a conseillé d'aller désormais apprendre le français. Après un dernier coup d'œil à l'oiseau, le chasseur s'est retourné vers moi, a enfourché la bicyclette bleue et donné un premier coup de pédale.
- Allons d'abord nous mettre la tête en bas.
Je n'ai eu d'autre choix que d'enfourcher à mon tour ma bicyclette et de le suivre. Très vite, j'ai ressenti une chaleur familière dans mes pieds ; le feu pédalait de nouveau avec moi. Nous avons cheminé en direction de l'escarpement montagneux, en maintenant une allure rapide malgré le tracé qui commençait à monter. Et plus la pente s'est accentuée, plus notre allure a augmenté. C'était totalement incompréhensible et délicieusement grisant. Nous avons ainsi gravi la petite montagne en suivant des lacets sinueux, pour finalement atteindre un haut plateau noyé dans une brume épaisse. Du sol partaient d'immenses sapins dont on n'apercevait pas les cimes.
Le chasseur s'est arrêté près d'un de ces sapins, a déposé sa bicyclette contre le tronc. J'ai fait de même au niveau d'un arbre voisin.
- Grimpons.
Avec une souplesse que sa corpulence ne laissait pas présager, le chasseur s'est mis à grimper le long du tronc. Je me suis lancé sur le mien avec la même facilité déconcertante. Nous avons grimpé longtemps, très longtemps. Sans effort.
Arrivé au sommet, j'ai connu le plus grand vertige de ma vie, un vertige de surprise plus que de peur. En levant les yeux vers ce que je pensais être le ciel, j'ai vu tout le domaine de mon château, comme si je me situais à quelques dizaines de mètres du sol, la tête en bas. J'ai lancé un regard incrédule au chasseur qui était bien calé à la cime de son sapin.
- Ne faites rien tomber ; vous reviendriez à votre vie d'avant.
M'habituant progressivement à ma position et à ce spectacle renversant, j'ai commencé à suivre la vie d'en bas : une charrette tractée par un cheval passait les portes ouvertes du domaine ; deux personnes s'affairaient sur le toit d'une aile du château pour une réparation quelconque ; une dizaine d'autres, en rangée, le dos courbé vers la terre d'un des jardins, semblait ramasser des patates. J'ai aussi suivi la balade de ma femme, accompagnée de mon valet, près des serres. Et puis j'ai vu une femme longer une dépendance et venir jeter quelques restes de repas sur un gros tas de détritus. Fouillant dans ce tas, un chien noir avec des tâches blanches paraissait au comble de la joie. Une belle émotion m'a envahi. La femme a levé la tête vers le ciel puis tendu la main pour vérifier s'il commençait à pleuvoir.
Je me suis alors tourné vers le chasseur qui m'a fait un petit salut de la main et la brume s'est dissipée.
La tête de cerf avait toujours les yeux fixés sur le lointain ; une enveloppe blanche, cachetée, était posée sur ma table de chevet. Je me suis redressé, ai décacheté l'enveloppe et lu la lettre qu'elle contenait. L'assemblée du peuple finlandais me remerciait d'avoir veillé sur le pays entre le 9 octobre et le 14 décembre 1918. Mon nom resterait glorieusement attaché à la transition politique vers la république et la démocratie. Le dernier paragraphe mentionnait qu'un renne et un perroquet seraient convoyés jusqu'à mon domaine en guise de remerciement et me parviendraient sous quelques semaines. La lettre était signée "Augustus Vatanen".
J'ai quitté sereinement mon lit, me suis habillé, ai lissé mes moustaches devant la glace, restant quelques minutes dans la contemplation de mon visage, puis le regard dans mon regard. J'ai remarqué dans mes yeux un reflet doré dont je ne me souvenais pas et qui m'allait plutôt bien.
Quittant ma chambre, j'ai emprunté un petit escalier de service et suis sorti à l'air libre, emplissant mes poumons d'une énergie nouvelle. Il n'y avait personne. Seul un cheval attelé à une charrette patientait près de la cuisine. Je suis allé le dételer ; j'ai plongé avec plaisir ma main dans sa crinière épaisse. Et j'ai fait entrer l'animal dans la cuisine où nous attendait la vieille Gretel.
FIN
Texte : Frédéric Viaux
Photo : Instagram, origine perdue, à retrouver dans les archives des rêves
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