Feuilleton littéraire
J'ai marché d'un pas rapide sur le sentier, fuyant la zone du lac, de ses délices et de ses tourments. J'étais remué. J'étais ciboulé, comme disait ma grand-mère. J'ai avancé sans réfléchir. Au fil des kilomètres sur cette voie qui ne semblait jamais finir, mes idées se sont éclaircies peu à peu, mes sens se sont apaisés. J'ai même retrouvé une forme de légèreté et d'allant, sans trop savoir pourquoi. Et puis je suis arrivé dans une vaste prairie bordée d'un côté par la forêt, de l'autre par un escarpement montagneux que je n'associais à rien de connu dans la géographie de ma région natale. Au milieu de cette prairie se trouvait une maison vers laquelle, évidemment, je me suis dirigé. Une maison qui semblait abandonnée. Où la nature avait repris ses droits depuis longtemps, manifestement, si l'on en croyait la végétation un peu folle de son environnement immédiat et surtout la mousse et les sapins qui poussaient sur son toit. Au demeurant, le reste de la prairie, avec son herbe rase, paraissait étrangement bien entretenu.
J'ai cherché la porte d'entrée. Elle était encombrée de ronces et de chardons. Personne n'avait franchi son seuil récemment. En regardant de plus près sur le côté, cachée par un buisson exubérant, j'ai découvert une plaque en bois portant quelques informations gravées, encore lisibles malgré la patine du temps : "Docteur Augustus, consultations royales les lunedis et mardanches à 7 h 60 (merci d'arriver à l'heure)."
J'ai eu à peine le temps d'être surpris que la porte s'est ouverte de manière énergique, me mettant face à un homme nerveux et agacé, barbu et vêtu de daim des pieds à la tête : élégant chapeau, veste à franges, pantalon ajusté et bottes impeccables.
- Vous êtes en retard. Ce n'est pourtant pas compliqué de respecter un rendez-vous ! Entrez quand même. Mais sachez que l'on n'arrivera à rien si vous lambinez autant. J'en ai assez des futurs rois, ils veulent tout et ne sont pas fichus de regarder les aiguilles d'une horloge…
Interloqué et abasourdi par le ton véhément de mon "hôte", j'ai suivi sans broncher son injonction à entrer, enjambant tant bien que mal les ronces et chardons pour me retrouver dans un intérieur invraisemblable, fatras de racines d'arbres et de meubles en tout genre, embrouillamini poussiéreux, dans lequel le docteur Augustus se déplaçait avec une agilité et une vélocité déconcertantes. J'essayais de le suivre dans la maison, portant une attention distraite à son discours sur les inconvénients de son métier et la décadence des temps modernes. J'essayais de ne pas tomber, de ne rien casser, sans perdre de vue le docteur dans un dédale qui me paraissait disproportionné par rapport à la petitesse de cette maison, telle que j'avais pu la contempler de l'extérieur. J'arrivais enfin dans un bureau où mon surprenant interlocuteur était déjà affairé à la recherche d'un livre qu'il ne trouvait pas et qui motivait un nouveau mécontentement.
Je me suis assis en face de lui, ne sachant trop quoi faire d'autre, et dans l'idée encore floue d'une consultation. Je l'ai regardé s'agiter, déplacer des piles d'ouvrages volumineux et brasser des volutes de poussières multicolores avec une certaine fascination jusqu'à ce que, visiblement rassuré, il prenne place dans son fauteuil et s'éclaircisse la voix pour entamer une phase apparemment plus protocolaire de sa fonction. Mais ce n'est pas sa voix qui a inauguré la séance officielle. Une voix criarde, dans une langue qui m'est apparu être l'espagnol, s'est faite entendre dans une pièce voisine, coupant mon bouillonnant docteur dans son élan et ajoutant encore un peu d'huile sur le feu de son tempérament colérique.
- Hola. Me llamo Íñigo Montoya. Tú mataste a mi padre. Prepárate a morir.
Un perroquet au plumage bariolé a fait alors son entrée en volant dans le bureau, pour venir se percher sur le coin le plus haut et le plus reculé de la bibliothèque.
- Hola. Me llamo Íñigo Montoya. Tú mataste a mi padre. Prepárate a morir.
Le docteur a commencé par lui jeter une feuille de papier froissée et roulée en boule, puis un presse-papier, puis un livre, sans jamais atteindre son objectif, et finissant par se résigner, à défaut de nouvelle idée d'objet à lancer.
- Hola. Me llamo Íñigo Montoya. Tú mataste a mi padre. Prepárate a morir.
- Que dit-il ? ai-je osé demander après un moment de flottement.
- Il salue ; il dit qu'il s'appelle Íñigo Montoya, que vous, ou moi, avez tué son père et qu'il faut que vous, ou moi, vous prépariez à mourir.
- Pardon ?
- C'est mon perroquet. Hermann. Ou plutôt Íñigo désormais. Il a fugué quatre ans et quand il est revenu, il y a un mois, il parlait espagnol et n'avait que cette idée en tête. Il n'a d'ailleurs, toujours, que cette idée en tête. C'est lassant. Mais n'essayez pas de détourner mon attention vers un sujet anecdotique, on a déjà perdu assez de temps comme ça. Vous allez faire un roi bien dissipé, je plains vos sujets, mais bon, c'est leur affaire... Je m'apprêtais donc à vous dire…
- Hola. Me llamo Íñigo Montoya. Tú mataste a mi padre. Prepárate a morir.
- Je m'apprêtais à vous dire que vous deviez écrire vos Mémoires dans ce livre vierge, ici-même, pendant le temps qu'il faudra, et que ces Mémoires seront ensuite soumis à mon jugement critique et à ma validation experte. Mais le retard de procédure dont vous êtes seul responsable m'oblige à écourter l'exercice. Je n'ai pas que ça à faire. J'ai d'autres rois à fouetter. Vous allez donc ouvrir ce livre, prendre la plume que je mets devant vous et faire le récit uniquement de ce qui vous est arrivé ces derniers temps, depuis votre nomination administrative au trône de Finlande. Merci de soigner le style et l'orthographe. C'est clair ? Quelque chose à ajouter ?
- Hola. Me llamo Íñigo Montoya. Tú mataste a mi padre. Prepárate a morir.
Le docteur a levé les yeux vers la bibliothèque, cherché un nouvel objet à lancer qui aurait pu apparaître entre-temps, puis, de guerre lasse, a quitté la pièce sans un mot de plus, me laissant à mon devoir d'écriture, en compagnie du perroquet et de son désir de vengeance.
J'ai pris la plume timidement. J'ai essayé de me concentrer. D'abord perplexe, je me suis investi dans l'écriture avec de plus en plus de facilité et de plaisir. Le perroquet, toujours présent, n'a plus fait entendre sa voix criarde. Mes mots ont coulé. Sans retenue. À un moment, j'ai senti une goutte tomber sur ma tête. J'ai levé les yeux au plafond et vu qu'il ruisselait au-dessus de moi, constellant mon œuvre écrite de tâches aqueuses. Au lieu de changer de place, j'ai simplement pris et ouvert le parapluie qui avait été posé, comme un fait exprès, contre le bureau. Alors qu'il "pleuvait" dans la pièce, j'ai continué à écrire, la plume dans une main, le parapluie dans l'autre, plus concentré que jamais. Plus transporté que jamais. Je suis même allé, dans mon récit, au-delà du moment présent. Avec une même évidence. Cela a duré le temps que cela a duré. Après avoir mis le point final, les deux mains toutes engourdies, les yeux fatigués de tant de fixité, j'ai tourné le regard vers la fenêtre et aperçu derrière la vitre, dans l'encadrement, tel un tableau, un curieux double portrait : mon père et le chasseur, côte à côte, m'observant avec une certaine bonhommie, sous un soleil radieux. Je me suis senti un peu bête avec mon parapluie, constatant par ailleurs que la pièce était sèche, mais pas mon livre, encore constellé de tâches bleu clair.
Sur ce constat personnel, j'ai vu le docteur Augustus faire son retour dans la pièce, se positionner avec rapidité et précision pour user d'un lance-pierre à l'encontre du perroquet qui, cette fois-ci, y a laissé quelques plumes, s'est envolé pour quitter les lieux, tout en hurlant, ai-je cru comprendre, que le docteur l'avait tué et qu'il devait se préparer à mourir.
Ostensiblement satisfait de son action au lance-pierre, Augustus s'est emparé ensuite de mon livre, a feuilleté quelques pages sans vraiment lire, ou alors avec une technique défiant les capacités de tout un chacun.
- C'est intéressant. Vous avez pleuré ?
- Non, il a plu.
- Vous me faites encore perdre un temps précieux avec vos tentatives de diversion et de dispersion. C'est assez. Vous trouverez près de la porte d'entrée, qui sera votre porte de sortie, une attestation royale avec vos dates de début et de fin de règne. J'y ai noté aussi l'heure à laquelle vous allez quitter cette maison, en cas de contrôle par la suite. Vive le roi. Vive la Finlande. Et bon blizzard.
En deux temps, trois mouvements, je me suis retrouvé – sans trop comprendre comment – à la porte de la maison, à l'extérieur de cette maison qui semblait plus abandonnée que jamais. J'ai ramassé par terre, posée sur l'herbe, la fameuse attestation dans une enveloppe blanche, scellée d'un cachet rouge, encore tout frais. Une enveloppe et un cachet qui faisaient mon bonheur.
Texte : Frédéric Viaux
Illustrations : Maison, Instagram @iiriscelinee ; Perroquet, Pinterest - Tilen Ti
Comments